Nous nous sommes habitués à occuper les rues presque en permanence, toujours avec une certaine crainte des représailles — non pas tant par peur personnelle, mais à cause de l’absence d’une masse capable de soutenir les mobilisations de manière constante et décisive. Face à cette réalité, il faut se demander s’il n’est pas temps de transformer la protestation, tant dans son fond que dans ses formes.

La rue est, après tout, un espace public administré par les municipalités et donc contrôlé par elles. Il est vrai que, parfois, nous parvenons à leur arracher ce contrôle pendant de brefs instants, mais ces moments sont trop éphémères pour être réellement transformateurs.

La vie sociale se déploie et se manifeste dans bien d’autres espaces, pas uniquement dans la rue. Les étudiants, par leurs grèves pour la Palestine, nous le rappellent sans cesse : la protestation peut habiter tout lieu où la vie existe.

Les musées, par exemple, sont des espaces de vie contenue — où l’on nous offre un regard sur le passé, la lucidité de l’artiste de son temps, ou la spéculation des marchands d’art sur les émotions d’autrui. Pourtant, ces lieux devraient aussi devenir des territoires d’intervention quotidienne pour les activistes : des espaces où la vie présente fait irruption, défiant l’immobilité institutionnelle.

Les histoires racontées par les œuvres exposées doivent être réécrites afin que les luttes de libération actuelles puissent y trouver un espace d’expression, de résonance et de confrontation avec la mémoire officielle. C’est ainsi seulement que les musées cesseront d’être des temples du passé pour devenir des scènes vivantes du présent.

On entend souvent dire qu’au Québec ou au Canada « la communication se fait d’une certaine manière », que « la société ressent et s’exprime ainsi ou autrement », comme si, dans ce courant conformiste, ne vivaient pas aussi ceux d’entre nous qui, las de porter la souffrance d’autrui comme la leur, cherchent à intervenir dans la société sans forcément maîtriser le français, l’anglais, l’espagnol ou toute autre langue jugée acceptable dans leur environnement.

La solidarité ne peut se limiter au langage oral. L’expression, l’action et la performance, comme actes de protestation, peuvent dire bien plus que les mots prononcés. C’est là, dans ce territoire intraduisible, que la protestation retrouve sa puissance — lorsque le geste parle de lui-même, lorsque le corps devient discours.

Et peut-être, dans ce geste suspendu, reste-t-il l’exemple d’une intervention — encore dans l’air — capable d’inspirer les générations futures à rompre la paix des espaces rigides, à leur insuffler une vie audacieuse et à allumer, entre activistes et temples du temps, une conversation qui ne cesse jamais de se réinventer.

Un exemple non réalisé, mais nécessaire

Contexte : Musée des Beaux-Arts de Montréal
Exposition : L’Histoire est écrite par les vainqueurs, de Kent Monkman

Un groupe d’activistes entre dans la salle d’exposition. Ils s’assoient en cercle sur le sol, autour d’un orateur qui commence à lire la déclaration suivante :

Orateur :

Aujourd’hui, nous nous réunissons ici, devant l’œuvre de l’artiste Kent Monkman, pour rappeler à ce pays que, si l’histoire peut être peinte par les vainqueurs, elle est écrite dans le sang des Premières Nations du Canada et dans le sang autochtone des peuples arabes de Palestine.
Nous honorons et célébrons l’œuvre de Monkman, car elle nous oblige à affronter un miroir inconfortable.
Nous célébrons l’art qui dérange et bouscule — l’art qui refuse la trivialité, qui provoque, interroge et éveille.
Nous célébrons les artistes qui ont élevé leur voix pour la Palestine en ce temps de génocide :
ceux qui ont transformé leurs concerts en bandes sonores de résistance,
ceux qui ont photographié l’horreur au péril de leur vie,
et surtout, les artistes palestiniens qui peignent leurs espoirs sur le tissu de leurs tentes de réfugiés à Gaza, cherchant, ne serait-ce qu’un instant, à échapper à la mort et au désespoir.
C’est pourquoi, ici aujourd’hui, nous dénonçons le fait que, la nuit dernière, les bateaux transportant de l’aide humanitaire vers la bande de Gaza ont été attaqués par les forces d’occupation israéliennes.
À bord se trouvaient six citoyens canadiens : Devoney Ellis, Mskwaasin Agnew, Sadie Mees, Nikita Stapleton, Nima Machouf et Khurram Musti Khan.
À cette heure, leur situation et leur localisation demeurent inconnues. Nous exigeons donc que les autorités canadiennes assument pleinement leurs responsabilités afin d’assurer leur rapatriement immédiat, la rupture des relations diplomatiques avec l’État d’Israël et la mise en œuvre urgente d’un embargo sur les armes.
Cet acte de piraterie dans les eaux internationales de la Méditerranée ne peut rester impuni — tout comme les crimes commis par ce pays appelé Canada contre les Premières Nations ne doivent plus rester impunis.
Ces crimes n’appartiennent pas au passé : ils se poursuivent aujourd’hui.
Les œuvres qui nous entourent rappellent l’artificialité des États bâtis sur le sang d’autres peuples.
Aujourd’hui, par cet acte, nous honorons cette mémoire et réaffirmons notre solidarité.
Free Palestine. Land Back.

Cet exemple — encore imaginaire, mais nécessaire — est une invitation à repenser la protestation comme un acte qui traverse les murs de l’art, du langage et du pouvoir.
Une protestation qui ne cherche pas la permission, mais la résonance.