Hannah Arendt a forgé l’expression « la banalité du mal » dans son ouvrage Eichmann à Jérusalem, en analysant le procès du fonctionnaire nazi Adolf Eichmann, responsable de la logistique qui a conduit des millions de Juifs vers les camps d’extermination. Arendt n’a pas vu en lui un monstre idéologique, mais un bureaucrate obéissant — un homme ordinaire, incapable de penser par lui-même, qui a exécuté des ordres atroces sans jamais en interroger la portée morale. Dans cette normalité résidait précisément l’horreur : le mal n’a pas besoin de fanatiques, seulement de gens dociles, habitués à obéir et à détourner le regard.

Les systèmes fondés sur l’oppression ne se maintiennent pas grâce aux tyrans, mais grâce à la coopération quotidienne des personnes “ordinaires” qui acceptent, sans résistance, les logiques du pouvoir. L’histoire du XXᵉ siècle en regorge, mais leur actualité est aujourd’hui plus inquiétante que jamais. Aux États-Unis, des milliers d’employés rejoignent l’ICE — l’agence de contrôle migratoire — pour traquer des êtres humains dont le seul “crime” est de chercher refuge. Pour chaque migrant arrêté, une prime est versée : un chiffre qui réduit la dignité humaine à une transaction économique.

En Israël, plus de quatre-vingts pour cent de la société justifient le siège de Gaza et la destruction systématique d’un peuple entier, présentant comme “défense” ce qui est en réalité un processus de nettoyage ethnique. Cette acceptation collective de l’horreur ne découle pas d’un fanatisme absolu, mais d’une machine idéologique qui banalise la souffrance d’autrui et dépouille la victime de son humanité.

La banalité du mal, par conséquent, n’appartient pas au passé nazi: elle est un élément structurel du présent néolibéral. Elle constitue le ciment moral d’un système qui exige obéissance, performance et silence. Elle nous transforme en rouages fonctionnels d’une mécanique alimentée par l’indifférence et la peur de perdre notre confort.

Chaque fois que nous justifions une injustice au nom de l’ordre, du travail ou de la sécurité, nous renforçons — même imperceptiblement — une structure de domination qui se nourrit de notre passivité. Le mal, comme nous l’a enseigné Arendt, n’a pas besoin de héros, seulement de personnes ordinaires prêtes à détourner le regard pendant que le monde brûle.

Mais la normalité ne peut jamais servir de justification à l’injustifiable. C’est pourquoi rompre le cadre devient une nécessité éthique : seule la désobéissance peut ouvrir la voie à une nouvelle normalité où l’humain prime sur l’utile, et la conscience sur l’obéissance.